« Le carnet doré », un conte de Noël
Les reliures, un peu fatiguées il est vrai, du XVIIe siècle voisinaient avec celles du XVIIIe siècle qui, elles-mêmes, frayaient avec celles du XIXe et… plus rien. Tout ce qui était sorti des presses au dernier siècle était broché, et si l’on y regardait de plus près, on s’apercevait que ces livres-là dataient tout au plus de ses premières années. À l’exception de quelques revues, la bibliothèque s’était figée et avait commencé à accumuler, non de nouveaux ouvrages, mais la poussière. Qui s’intéressait encore aux chartriers du domaine dont il ne restait plus que des lambeaux de parc ? Il y avait bien quelques curiosités comme ces anciens traités de civilité, des ouvrages consacrés à la vinification, quelques récits de voyage, de l’histoire en pagaille. Quant à la littérature. Rien, sinon l’édition des Œuvres de Chateaubriand, celle de 1831, en 31 volumes qui formaient une barre verte sur le rayon du meuble en noisetier adossé au mur sur la gauche. C’est d’ailleurs là que se trouvaient les ouvrages les plus intéressants et les mieux conservés. Le visiteur contemplait tout ceux-là avec l’œil exercé de celui qui était leur familier.
Par l’une des fenêtres, celle sur le rebord de laquelle, avait été déposée cette sculpture en bois représentant un ange, on devinait la nature saisie par le froid. Les branches du vieil arbre qui dominait la serre, plus bas, hésitaient à se balancer. La neige n’était pas venue le recouvrir cette année-là. On associe toujours Noël avec la neige. Elles sont finalement rares les Nativités enneigées. De cette partie de la maison, on était isolé, et l’on n’entendait pas les cris et les rires des enfants occupés à préparer le sapin et la crèche. À table, tout à l’heure, les uns et les autres, surtout les plus petits, supputeraient les cadeaux qu’ils allaient recevoir. Ils avaient émis des souhaits, mais savaient que leurs vœux n’étaient pas toujours exaucés. Dans ce léger vacarme, la vieille tante Jeanne ne disait rien – pour une fois. Ses doigts griffaient machinalement la nappe, jetant par ce geste des petits éclairs échappés de sa bague. Elle semblait perdue dans ses pensées. Soudain, elle se redressa et, comme parlant à elle-même, lança : « Autrefois… » Puis elle se tut. Nous savions tous que cette interjection était comme une invitation à l’écouter et à vivre, par ses mots, ces temps anciens que même les plus âgés n’avaient pas connus.
Tante Jeanne parlait d’un carnet, d’un carnet relié orné de fers dorés que son père sortait toujours d’un tiroir de son bureau au moment de Noël. Elle revoyait ce petit livre dont la plus grande partie des pages étaient couvertes par sa fine écriture. Il y notait uniquement les événements qui s’étaient déroulés durant chaque Noël. Les présents, les absents, les invités, les menus, les décorations, les cadeaux… quoique, précisa la tante, à l’époque, les enfants n’étaient pas inondés de cadeaux comme aujourd’hui. Et d’ailleurs, la tradition du sapin était récente. Nous voulions bien la croire, tante Jeanne était notre mémoire. Le père Noël n’avait jamais baigné son enfance, c’était l’Enfant Jésus qui déposait les cadeaux que l’on découvrait au petit matin, ou, pour les plus grands, après la messe de minuit, célébrée dans la chapelle à l’autre bout de la maison. Le carnet doré avait disparu, emporté peut-être par un hôte de passage, de la famille ou non. La tante l’avait vainement cherché dans toute la maison. Tellement de générations étaient passées par-là. Qu’était devenu le petit livre ?
Jean, l’aîné des petits-neveux, regarda les rayonnages de la bibliothèque, comme s’il pouvait en voir échapper un rayon doré, une lueur formée par les fers dorés d’une reliure ancienne. Il connaissait tous les livres et leur emplacement pour les avoir rangés, alignés, nettoyés et frottés. En cette après-midi du 24 décembre, veille de Noël, il aurait bien aimé faire plaisir à sa tante et retrouver le carnet doré pour le lui offrir. Il décida de descendre à la chapelle où plus personne ne pénétrait, où la dernière messe célébrée remontait au mariage de sa dernière sœur. Il se dirigea sans réfléchir vers le placard qui faisait office de sacristie. Il y avait là, dans cette armoire, une caisse qu’il savait contenir des lambeaux de crèche. Un seul personnage était intact, un des rois mages. Au lieu de la boîte de myrrhe, il serrait contre sa poitrine peinturlurée, un carnet doré.
Ne manquez pas de lire, ou relire notre autre conte de noël : « Chante le berceau ».
L. von Kalckreuth, Enfants près de l’arbre de Noël, début du XXe siècle, National Museum, Warsaw © cyfrowe.mnw.art.