Un goûter en Pologne
Le bœuf et l’âne prennent des forces en mâchouillant des brins de paille, avant de Lui donner de la chaleur lorsqu’il sera né. Tous les personnages sont dans l’attente, devant les bergers, les moutons sont pressés par les chiens ; le ravi n’a pas encore levé les bras ; le meunier s’apprête à saisir un sac de farine ; Saint-Joseph s’appuie sur sa crosse ; la Vierge Marie se sent un peu lasse, c’est la seule de tous les santons qui a pris une position de repos. De l’autre côté de la cloison, parviennent des chants de Noël. C’est une tradition, l’oncle Edouard passe en boucle ses Christmas songs rapportés des États-Unis et de Grande-Bretagne.
Grand-mère aidée des enfants a disposé des guirlandes et des boules tout autour du sapin, même sur la commode ; elle a orné la rampe de l’escalier de branches de sapin. Victoria, le nez contre la vitre de la fenêtre contemple le ciel gris et les branches nues des marronniers qui se balancent mollement. Les feuilles s’en sont allées, bousculées par les coups de vent. La petite fille se retourne et, boudeuse, demande à sa grand-mère : « Pourquoi, il n’y pas de neige à Noël ? » Son aïeule lui fait un sourire tout en lui caressant la joue. Victoria se blottit contre elle. Sa chevelure toute blonde et fournie se confond avec les plis de la robe de l’adulte. Sans attendre sa réponse, l’enfant poursuit : « C’est pas juste, il n’y a de la neige que dans les histoires de Noël que raconte Oncle Édouard ». Elle lève machinalement la tête et croise le regard de la dame du portrait, vous savez, celle que l’on surnomme la « polonaise », une arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère, si lointaine que l’on ne compte plus les arrières. « Je m’en souviens, tu avais raconté son histoire à Aliénor et à Philippine. Tu leur avais dit qu’en hiver, là-bas en Pologne, elle faisait des promenades en traîneau dans les bois et les forêts. J’aurais beaucoup aimé… » – « Sais-tu ce que nous allons faire Victoria ? » – « Non, dis-le-moi » – « Nous allons penser très fort à cette lointaine grand-mère et l’appeler tout bas. Te souviens-tu qu’elle s’appelait Elisabeth, comme moi ? »
La petite fille ferme les yeux, pose ses mains sur ses paupières et murmure : « Elisabeth, Elisabeth ! » Mais elle n’entend rien, sinon comme une petite musique, des cloches ou des grelots, qui rythment une image qui s’impose peu à peu à elle. Un vent frais gifle son visage, elle frissonne et referme son épais manteau, tout en étant ballottée dans le traîneau qui l’emporte dans le parc. Le crissement des patins sur la neige se mêle aux craquements sourds provoqués par les sabots du cheval lancé en plein galop. Le cocher assis derrière elle, fait claquer son fouet, davantage pour jouer que pour exciter le cheval, ravi par cette promenade qui conduit la petite fille vers un pavillon où elle est attendue. Le son des grelots a averti les habitants de la maison. Le traîneau longe un bosquet de bouleaux, tourne autour d’une pelouse blanchie par la neige et vient s’immobiliser devant une porte peinte en blanc qui lui semble familière. Celle-là s’ouvre et apparaît là si ancienne grand-mère qui lui sourit et lui tend les bras : « Je t’attendais ma petite Victoria, entre vite te réchauffer au coin du feu. » L’enfant la regarde et lui dit qu’elle est encore plus belle que dans son portrait, comme sa grand-mère. Quoiqu’un peu étonnée par la réflexion de la petite fille, Élisabeth conduit sa petite visiteuse dans un salon orné d’un gigantesque sapin chargé de guirlandes et de fruits, de confiseries et de petits paquets. D’autres enfants sont installés autour d’une table chargée de tasses d’où s’échappe un parfum de chocolat. « Tu dois avoir faim, tu as fait une longue route depuis Varsovie. » – « Qui sont ces enfants ? » demande Victoria qui ne comprend pas ce qu’ils disent. – « Comment, tu ne les reconnais pas ? Ce sont Robert, François et Gabriel, mes fils. Tu apprendras à les connaître… »
Et Victoria se retrouve à jouer, à rire avec ces garçons et des petites filles comme elles, mais encore plus blondes. Elles se nomment Danuta, Emilia, Aniela. Les enfants se précipitent vers une malle remplie de vêtements et de costumes. « Nous allons faire une crèche, dit Paul, un garçon qui aime commander. Toi, Victoria, tu seras un berger. » – « Ah, non, réplique-t-elle. Je suis une fille, rien qu’une fille. Je veux bien être une bergère, mais pas un berger. » Le garçon sourit et acquiesce comprenant que la nouvelle petite amie ne se laissera pas faire, puis continue à distribuer les rôles de la crèche vivante.
La grand-mère du portrait leur distribue des gâteaux à la graine de pavot et à boire une compote de fruits. Des adultes pénètrent dans la pièce en entonnant un chant de Noël. L’un d’eux est en uniforme militaire. Il lui semble le reconnaître, il a l’air de l’oncle Edouard, mais en plus jeune. Dehors, les bougies installées sur le bord des fenêtres tremblent, mais résistent aux flocons qui les assaillent. Victoria se sent un peu nostalgique, elle aimerait bien retrouver sa sœur Philippine et son frère Raphaël, son cousin Armel et les autres, Côme, Léandre et Aliénor. Elle entend alors les grelots du traîneau. Vite, vite, elle s’éclipse et s’installe dans la caisse, s’emmitoufle sous une couverture, tandis que le cocher fait claquer son fouet. Le vent à nouveau gifle son visage, les bouleaux s’effacent peu à peu, confondus dans le paysage enneigé.
– « D’où viens-tu ? » entend Victoria qui ouvre les yeux. – « Tu es couverte de neige, comment as-tu fait ? » Vous connaissez l’air malicieux de Victoria lorsqu’elle ne souhaite pas répondre. Elle voit Grand-Mère qui sait tout et lui fait un sourire complice, puis lève la tête vers le portrait. La « polonaise » vient-elle de lui faire réellement un clin d’œil ?
Ne manquez pas de lire, ou relire nos autres contes de noël : « Chante le berceau » et « Le carnet doré », un conte de Noël.