Plus forte que Phileas Fogg
Sur le quai du port de Hoboken, en face de Manhattan, elle ne peut réprimer un sourire au moment d’embarquer à bord de l’Augusta Victoria et de se lancer dans la grande aventure. La voilà seule, dotée d’un simple bagage à main, d’une unique robe de drap bleu et d’un tartan en poil de chameau pour faire le tour du monde. Quelques mois plus tôt, un responsable du New York World prophétisait qu’elle aurait besoin d’un garde du corps et de tant de malles que cela la ralentirait. Le tout avant de conclure que seul un homme pouvait réussir. Mais c’est bien une femme, Nellie Bly, qui prend place à bord du steamer à destination de Southampton, ce 14 novembre 1889.
De son véritable nom Elizabeth Cochrane, née le 5 mai 1864 dans un village de Pennsylvanie, cette jeune pionnière du journalisme d’investigation a déjà de jolis scoops à son actif. Surnommée Pinky dans sa petite enfance, en référence à ses éternelles robes roses, à la mort de son père, elle est chassée avec sa mère de la propriété familiale par ses frères et sœurs issus d’un premier mariage. Elizabeth a six ans et découvre la cruauté de la vie.
Elle en a seize quand elle part à Pittsburgh chercher du travail et tombe sur un article d’une extrême misogynie, Ce à quoi sont bonnes les jeunes filles, publié dans le Pittsburgh Dispatch. Furieuse, Elizabeth envoie une lettre incendiaire au rédacteur en chef du journal qui, impressionné, lui offre de l’engager si elle lui apporte un article solide. Quelques jours plus tard, un sujet sur le divorce est publié dans les colonnes du Pittsburgh Dispatch. Pour préserver sa famille des critiques que pourraient lui valoir ses écrits au vitriol, Elizabeth le signe Nellie Bly, titre d’une chanson populaire de Stephen Foster avec une faute d’orthographe au prénom Nelly. La journaliste débutante tient son pseudonyme, sous lequel elle passera à la postérité.
Très vite, elle réalise sa première enquête sous couverture, en se faisant engager dans une usine de conserverie dont elle va dénoncer les conditions de travail. Son reportage dope les ventes du journal, mais les industriels font pression pour que ce trublion en jupon soit désormais cantonné aux rubriques mode ou jardinage. Pas le genre de Nellie. Elle prend la direction du Mexique où elle enquête sur la corruption des gens au pouvoir au risque de finir en prison.
En 1887, à vingt-trois ans, elle tente sa chance à New York. Son rêve c’est le journal de Joseph Pulitzer, le New York World. Elle fait si bien le siège de son futur patron qu’il accepte de l’engager. À condition qu’elle réussisse d’abord une enquête d’infiltration en se faisant interner dans un asile réservé aux femmes. Pari tenu. Quelques propos décousus suffisent. La police et les médecins déclarent Nellie aliénée mentale et la relèguent au Blackwells Island Hospital. Là, plus elle se comporte normalement, plus on la dit incurable. Il faudra l’intervention de l’avocat du New York World pour la faire sortir. La publication de son enquête, Dix jours dans une maison de fous, va révolutionner les pratiques psychiatriques dans l’État de New York.
Moins de deux ans plus tard, quand Nellie Bly entame son tour du monde, l’opinion se passionne, les paris se multiplient sur ses chances de succès, le jour, l’heure de son arrivée… Pas question pour elle ni pour le journal, de ne pas passer par Amiens où elle doit interviewer… Jules Verne en personne, l’auteur de ce Tour du monde en quatre-vingts jours, accompli dans le roman par Phileas Fogg, gentleman britannique. Jules et Honorine Verne viennent chercher l’intrépide journaliste à la gare. « Ils se sont avancés vers moi et, en une seconde, j’avais oublié mon aspect négligé grâce à leur accueil cordial. Les yeux clairs de Jules Verne pétillaient d’intérêt et de gentillesse », écrira Nellie. L’écrivain se fait le supporter de Mlle Bly : « Si vous le faites en 79 jours, j’applaudirai des deux mains », lui lance-t-il au moment du départ de la jeune héroïne.
Direction Brindisi, puis Suez, le Sri Lanka, Singapour, la Chine, le Japon. En train, en bateau, en montgolfière… Nellie Bly poursuit sa course au record, dont le récit est publié à chaque escale. À Yokohama, elle embarque à destination de San Francisco, qu’elle rejoint le 20 janvier. Joseph Pullitzer a fait affréter des trains spéciaux pour la rapatrier à New York où elle arrive le 25 janvier. Nellie Blye a fait le tour du monde en 72 jours, 6 heures, 11 minutes, 14 secondes. Phileas Fogg est battu. Beau joueur, Jules Verne adresse ce message : « Amiens, 25 janvier. Jamais douté du succès de Nelly Bly, son intrépidité le laissait prévoir. Hourra ! Pour elle et pour le directeur du World ! Hourra ! Hourra ! »
Nellie Blye a vingt-cinq ans. C’est une star. En 1895, elle épouse un industriel de quarante-deux ans son aîné, améliore le salaire des ouvriers, dépose des brevets puis prend la direction de l’affaire en 1904, à la mort de son mari. Escroquée par son comptable, elle doit vendre les usines en 1914. N’importe, voilà Nellie au cœur de l’Europe en feu. Première correspondante de guerre sur le front de l’Est, les pieds dans la boue glacée des tranchées, elle envoie ses reportages au New York Evening Journal. Rentrée aux États-Unis, elle succombe le 27 janvier 1922 à une pneumonie. Le lendemain, la presse unanime salue « la meilleure journaliste d’Amérique.»
Nellie Bly lors de son périple en 1890 ©Wikicommons