Monuments woman
Elle marche à pas prudents parmi les décombres, longeant la monumentale façade d’entrée aux portes arrachées, les fondations comme des mâchoires édentées, les restes de caves gigantesques, béantes gueules d’ombre, tout ce qui reste de Carinhall, l’orgueilleuse demeure de l’ogre Goering. Elle n’a aucun droit d’être là, en ce début 1947, au cœur de cette forêt de Schorfheide, à soixante-cinq kilomètres au nord de Berlin, en pleine zone sous contrôle soviétique. N’importe, ce n’est pas la première expédition clandestine de Rose Valland à la recherche des œuvres d’art. Celles qui ont pu échapper à la destruction ordonnée par le Reichsmarschall, après que la quasi-totalité des trésors détournés par ce collectionneur boulimique a été évacuée jusqu’à Berchstesgaden juste avant l’effondrement total du IIIe Reich. Elle trouvera des bronzes précieux, jetés dans un lac, des caisses contenant des bas-reliefs et des fonts baptismaux romans, gothiques. Il y a aussi ces deux lions monumentaux du XVIe siècle, en grès rose qu’elle parviendra à faire rapatrier à Paris, aux Invalides, au nez et à la barbe des soviétiques.
Alors capitaine attachée à la 1re Armée française et chargée de récupérer les œuvres d’art spoliées par les nazis, Rose Valland revoit ce jour de novembre 1940, où Goering, au sommet de son pouvoir, passe devant elle sans la voir, au musée du Jeu de paume où ont été rassemblées et exposées pour son plaisir des centaines de chefs-d’œuvre arrachés par l’occupant aux plus grands collectionneurs français d’origine juive. Le Reichsmarschall se sert sans vergogne. Que peut faire, cependant, une petite attachée de conservation bénévole, au parcours aussi méritoire qu’ignoré !
Rien ne laisse imaginer le destin hors norme qui sera celui de la petite Rosa-Antonia Valland. Née le 1er novembre 1898, à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, village isérois, elle est la fille unique d’un maréchal-ferrant et d’une mère au foyer. Rose aime apprendre, l’école est son paradis. Le beau l’aimante littéralement. Elle travaille, obtient des bourses, sort diplômée de l’école d’institutrices de Grenoble pour rentrer aux beaux-arts de Lyon, puis de Paris. Cela ne lui suffit pas, elle suit les cours de l’école du Louvre, rédige des thèses remarquées, s’enflamme pour les surréalistes, se grise de l’audace des artistes d’avant-garde qui bousculent les académismes.
En 1932, cette timide obstinée pousse les portes du Jeu de paume qui est alors le musée des écoles étrangères contemporaines. Elle y reste comme bénévole jusqu’en 1941, faute de poste et de budget. Ce qui ne l’empêche pas, entre articles et travaux alimentaires, d’organiser une quinzaine d’expositions. Jusqu’à la guerre.
Lorsque le directeur du Jeu de paume est mobilisé, Jacques Jaujard, directeur des musées nationaux, convoque Rose Valland, la charge de remplacer le conscrit et de veiller sur les collections, particulièrement menacées de destruction en cas de victoire allemande puisque composées de chefs-d’œuvre d’un « art dégénéré », selon l’appellation nazie. Elle parvient à faire évacuer 283 pièces majeures signées Picasso, Van Dongen, Chagall ou Modigliani et en met près de 600 autres en sûreté dans les sous-sols du Jeu de Paume.
Après l’armistice, une nouvelle mission l’attend, la mission de sa vie. Hitler a ordonné la saisie de toutes les œuvres et collections appartenant à des juifs, des francs-maçons, à tous les « ennemis du Reich ». Il s’agit de détruire le patrimoine culturel des pays occupés, d’annihiler jusqu’à leur identité même. C’est l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg ou ERR, une officine dirigée par Alfred Rosenberg, un idéologue du parti nazi, qui se charge de la basse besogne.
Le Jeu de paume sert de centre de stockage et de tri des œuvres d’art. Alors Jacques Jaujard demande à Rose, maintenue à son poste au musée, de relever toutes les entrées, les origines, les destinations une fois que les caisses emplies de tableaux, de tapisseries, de sculptures inestimables sont prêtes à être acheminées vers l’Allemagne. C’est ainsi que pendant plus de quatre ans, Mlle Valland, au nez et à la barbe de l’occupant, engrange les informations cruciales qui peuvent lui valoir le peloton d’exécution et permettront à la fin de la guerre de sauver 60 000 œuvres d’art pillées par les nazis. À plusieurs reprises, elle manque à être repérée. Seul son sang-froid lui évite le pire.
En août 1944, Rose prévient Jaujard et la résistance qu’un dernier lot de 1 200 tableaux doit être expédié par chemin de fer en Allemagne. C’est le fameux épisode conté dans le film Le Train, avec Burt Lancaster dans le rôle du cheminot héroïque qui parvient à retarder le convoi jusqu’à l’arrivée des alliés.
Bientôt, Rose Valland fait la connaissance de James Rorimer, lieutenant américain et surtout Monuments Man, c’est-à-dire appartenant au service chargé de la protection des œuvres d’art dans l’Europe en guerre. Elle va lui communiquer des informations capitales sur les sites allemands et autrichiens où sont entreposées les œuvres spoliées, permettant ainsi des récupérations massives et évitant destructions ou pillages.
Rose se rend elle-même en Allemagne et traque tableaux, meubles précieux, sculptures. Elle ne regagne Paris qu’en 1952 pour devenir enfin conservatrice des musées de France. Une reconnaissance dont elle rêvait, mais qui ne la détourne pas de poursuivre ses recherches sur les œuvres spoliées, de chercher inlassablement à les restituer à leurs propriétaires. Quitte à agacer son administration quand sonne l’heure du rapprochement politique avec l’Allemagne. Pourtant, Rose ne renoncera jamais. Même après son départ en retraite, en 1968, à l’âge de soixante-dix ans. Elle meurt le 18 septembre 1980. Aucun représentant de l’État n’est informé ni n’assiste à ses obsèques, quatre jours plus tard, dans son village natal. Mlle Valland s’en est allée sur la pointe des pieds.
Rose Valland © Photo Institut Fénelon