L’impudique fourchette anglaise
La fourchette est mécontente. Ce n’est pas d’aujourd’hui. Où est l’époque heureuse où Clémence de Hongrie l’avait inscrite dans son inventaire en 1328 ? Le temps a passé avec ses vicissitudes. On a raconté à son sujet qu’elle était arrivée dans le royaume de France, avec les bagages de Catherine de Médicis, alors que Charles V en avait déjà eu l’usage à la fin du quatorzième siècle. Il est vrai qu’à l’époque, elle était choyée comme un instrument de luxe. Se démultipliant comme dans les grandes familles, elle chercha à maintenir son rang en se vêtant uniquement d’argent massif.
Puis, elle parvint à se distinguer de la masse en faisant graver sur son manche des signes d’appartenance. Lorsque les maîtres d’hôtel dressent la table, la fourchette ainsi parée s’installe fièrement sur le côté gauche de l’assiette, laissant la cuiller et le couteau à sa droite. Sa famille s’agrandit naturellement ; elle ne compte plus ses petites cousines « spécialisées ». Si on lui en parle, elle se montre surprise par leur diversité, au moins une vingtaine, allant de la pliante à celle destinée au saucisson, en passant par d’autres réservées aux crustacés, melons, noix, etc. Jamais au grand jamais, on n’aurait imaginé que l’on utilisât une fourchette spécialisée pour le poisson. Ce sont les Anglais qui l’ont mise à la mode.
La bourgeoisie française du XIXe siècle, piquée par l’anglomanie, trouva très chic d’ajouter cet ustensile à sa ménagère. Parlons des Anglais justement. De l’autre côté de la Manche, la fourchette offrit au graveur l’intérieur de son… manche. La française haussa les épaules qu’elle n’a pas et méprisa cette manière peu orthodoxe. Qui oserait poser un si délicat instrument le ventre à l’air ? Hélas, c’était compter sans la perfidie de ces cousins qui insidieusement se faufilèrent sur les tables des restaurants, même de bonne renommée. Même sans gravure, toutes leurs fourchettes se présentent impudiques au côté des assiettes, les cuillers ayant suivi cette vilenie.
Les maîtres d’hôtel voient bien que nous retournons systématiquement les couverts dans le bon sens. Mais rien n’y fait. Et pour quelle raison ? « Parce que les pointes usent le tissu des nappes » dit un restaurateur. « Non, dit l’autre, un décret nous y oblige, pour des raisons de salubrité ; les pointes sur la nappe, ce n’est pas propre ». Ah, bas ! Nous soupçonnons la paresse de poser correctement les couverts d’y être pour quelque chose.
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© Christofle, Stephanie Nass.