Les joies de la file d’attente
Il fut un temps où pour être certain d’entrer à la fac, le plus sûr était de se lever tôt… le jour des inscriptions. Passage obligé terrifiant, mais sans doute moins que de télécharger ses notes, ses lettres de motivation et son CV sur Parcoursup.
Faire la queue, oui, c’était la barbe. Et pourtant ! Pendant qu’on piétinait, on discutait, on lisait un journal froissé d’avoir séjourné dans une poche, on mâchait des chewing-gums, on riait en douce (ou pas). On écoutait aussi, d’un œil distrait, mais d’une oreille attentive, ce qui se disait devant et derrière nous…
C’est Woody Allen, dans son film Annie Hall, en deux minutes et cinquante secondes, qui a le mieux résumé ces moments d’arrêt sur image de nos vies : un homme pontifie derrière Woody, Diane Keaton trompette à qui veut l’entendre que leurs divertissements nocturnes laissent à désirer. Allen lève les yeux au ciel et finit par se retourner, prenant à partie le rabat-joie et … les spectateurs qui, cela dit en passant, avaient eux-mêmes fait la queue pour assister à cette mise en abyme réjouissante !
Des files d’attente – qui ont donc presque définitivement disparu du paysage de notre siècle – les plus chics, les plus recherchées, les plus sonores aussi, furent indéniablement celles qui menaient aux fourches caudines de l’aboyeur. Répétant à voix haute le nom que nous venions de lui chuchoter à l’oreille, il nous propulsait dans le cocktail, la soirée de rallye, le raout pour lesquels nous avions sagement attendu.
Les histoires d’aboyeurs sont légion. Souvent se raconte cette arrivée de connivence de trois amis, nous sommes dans les années 50, qui prennent la queue de la queue d’une réception élégante. Pour se faire pardonner leur retard, ils insistent pour être annoncés de concert. Et l’aboyeur, imperturbable de lancer : « Messieurs de Bizemont, Cumont, Bellamy ! »
Mais rien ne vaut les bourdes d’aboiements. Quand un président, au début de son mandat, fait supprimer tous les titres des enveloppes d'invitation envoyées par l'Élysée, il en profite pour intimer l’ordre aux huissiers de ne plus annoncer les titres des visiteurs du palais de l’Élysée. Après avoir, comme il se doit, attendu son tour, un monsieur d’un certain âge, mince, l’œil clair, le cheveu ras donne à voix basse son nom. L’huissier, voulant (trop) bien faire, tonitrue : « Monsieur Riiinguet ! » Il s’agissait de Louis « Leprince-Ringuet », le talentueux physicien nucléaire français, académicien, grand officier de la Légion d’honneur, grand-croix de l’ordre national du Mérite et commandeur des Palmes académiques.
Leprince-Ringuet fit celui qui n’avait pas entendu, l’aboyeur se fit taper sur les doigts et nous… nous en rions encore !
W. Allen, Annie Hall, 1977 © Flickr.