Leblanc contre Lupin
« Il n’est pas mon ombre, je suis son ombre. C’est lui qui s’assied à cette table quand j’écris. Je lui obéis… » Au-delà du procédé narratif ou du simple jeu de l’écrivain avec son héros de papier, ces trois phrases de Maurice Leblanc sur Arsène Lupin disent le désarroi du créateur dépassé par sa créature. Si « le plus grand des voleurs », tel que le chante Jacques Dutronc dans la série télévisée des années 70, peut s’enorgueillir d’un coup de maître, c’est bien d’avoir échappé à Maurice Leblanc jusqu’à réduire le romancier au rôle de confident de Lupin.
Et pourtant, il y a eu une première vie littéraire pour le jeune écrivain né à Rouen le 11 décembre 1864, la fréquentation de Flaubert et Maupassant, des romans remarqués comme ce coquin Voici des ailes, aventure sentimentale et sportive où se découvrent toutes les libertés permises par le vélocipède, symbole d’une Belle Époque naissante que grise la religion du progrès.
C’est alors que le destin s’en mêle. En 1905, le mensuel Je Sais tout commande à Maurice Leblanc une nouvelle policière à publier dans ses colonnes. Ce sera L’Arrestation d’Arsène Lupin, reprise deux ans plus tard en volume, avec huit autres histoires, dans Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Triomphe absolu, la France vibre devant le charme, la légèreté, l’insolence et la noblesse du gredin. Car Lupin est de sang aristocratique par sa mère, rejetée par son milieu après avoir épousé un professeur de gymnastique un tantinet escroc.
La voilà cette blessure narcissique d’où viennent le snobisme et la soif de reconnaissance d’Arsène. Son aptitude aussi à être de tous les milieux, à incarner le prince Sernine et le commissaire Lenormand, le gendarme et le voleur, à s’avouer anarchiste et à se révéler patriote. Vrai caméléon, il tend à chacun de ses lecteurs un miroir où il peut se reconnaître. Seul Maurice Leblanc s’y perd, prisonnier de son personnage. Il tentera bien de tuer Lupin dès 1910, dans 813, mais ses éditeurs se rebiffent et Lupin ressuscite. Il est immortel.
Même quand Leblanc écrit un roman d’où est absent le gentleman-cambrioleur, on sent Lupin dans la coulisse. Le meilleur exemple en est ce délicieux Dorothée danseuse de corde dont l’héroïne, saltimbanque au grand cœur, est fille du prince d’Argonne et d’une petite meneuse de revue. C’est-à-dire le contrepoint de Lupin sur le plan de la généalogie. Comme lui, aussi, elle mêle une joie enfantine à une logique implacable, le sang-froid à l’espièglerie. Elle résout d’ailleurs la première des quatre énigmes proposées dans La Comtesse de Cagliostro, une aventure d’Arsène Lupin, laissant les trois autres au maître. Maurice Leblanc a beau faire, il n’y a pas d’échappatoire. C’est si vrai que son personnage lui survit, multiplie les vies parallèles ou les pastiches, s’impose au théâtre, au cinéma, à la télévision et jusque dans les mangas. Un diable d’homme que ce Lupin !
Georges Descrieres en Arsène Lupin sur la plage d'Etretat en 1973 © Stringer/ AFP.