Dîner ou souper ?
Nous ne pouvons pas nous empêcher de sourire lorsqu’une charmante jeune femme nous salue avec cette question lapidaire : « Vous allez bien ? » Elle n’attend jamais la réponse, la formule faisant partie de sa politesse inconsciente. Connaîtrait-elle la signification de cet intérêt, son joli visage rosirait peut-être. Ce « vous allez bien ? » s’inquiète seulement de savoir si vous êtes bien allé à la selle. Une fonction que l’on jugeait si importante au XVIIe siècle que la politesse exigeait que l’on s’en enquît auprès de ses proches.
Nos amis ou cousins de la Nouvelle-France au Québec sont plus directs. Avec leur délicieux accent chantant, ils nous disent pour nous saluer, toujours sous la forme interrogative : « Ça va bien ? » C’est tout. Cela leur suffit. La barrière étant levée, ils passent à la bonne relation et vous invitent à partager un repas : « Venez donc dîner demain.» Le cousin de la vieille France, c’est-à-dire nous, est surpris lorsque vers deux/trois heures (p.m.) son téléphone sonne et qu’il entend la voix du cousin de la Nouvelle-France lui demander s’il n’a pas oublié leur dîner. « Non, non, pas du tout, nous serons à l’heure ce soir. » Aïe, aïe, combien se sont fait prendre à l’ancien usage ? Là-bas, on déjeune le matin, on dîne à « midi » et on soupe le soir.
Dîner à midi ! Comme c’est inconvenant ! Nous, ici, nous déjeunons et évitons cet horrible « ce midi », un brin populaire. D’ailleurs, pourquoi ce « c’ midi » est-il inconvenant ? Nous disons bien, « ce matin » et « ce soir ». La querelle sémantique est grave, de quoi faire sourire nos cousins d’outre-Atlantique. Le verbe déjeuner vient de disjejunare, signifiant « rompre le jeûne » et désigne le premier repas de la journée. Celui-là a, un jour, été remplacé par une collation. Si bien que le dîner, à partir du XVIe siècle, est devenu le repas de midi. Puis, à partir du XVIIIe siècle, le sens de ce verbe a encore glissé pour se porter sur l’action de prendre le repas du soir en remplacement du verbe souper. « Bon appétit ! » Non, non, cela ne se souhaite pas. Et « Bonne digestion ! » Non et encore non. Que dire, alors ? Rien. Un aimable sourire vaut toutes les paroles.
Ne manquez pas de lire, ou relire les billets suivants : « L’Impudique fourchette anglaise », « Le repas, tout un art ! » et « Un repas : à la bonne heure ! ».
© Z. Serebriakova, Au Déjeuner, 1913 © WK.